Par Mustang - 05-03-2016 00:10:34 - 13 commentaires
L’extincteur n° 93
Il doit être 11 h 20. Je suis au troisième étage du centre Jean Bernard. Je viens de subir la 4e scintigraphie en 6 mois. Je suis arrivé à 8 h pour l’admission. Je suis déjà passé par la case scan ! Là, dans ce couloir, j’attends l’entretien avec le radiologue. Je n’ai rien avec moi, j’ai tout laissé dans le petit salon où j’ai pris tout à l’heure mon petit déjeuner. L’infirmier qui va m’accompagner toute la journée a demandé à Mireille de rester dans ce salon. Je sais qu’elle va s’y morfondre. Pas de bouquin, pas de smartphone, même pas de mots fléchés ! Je suis en t-shirt avec juste un pull jeté sur les épaules… et mon jean ! Rien donc. Je connais par cœur ces lieux. Ce n’est pas vraiment une salle d’attente, plutôt un couloir qui se termine par un espace donnant sur une baie vitrée. Je me suis calé sur une chaise face à ce couloir. A ma droite, se trouve la salle d’injection des isotopes radioactifs. Le protocole est toujours impressionnant, notamment avec cette seringue blindée et le cérémonial qui y préside. Devant moi, légèrement sur ma droite, les deux cabines numérotées 1 et 2 qui servent de sas avec la salle d’examen. J’ai un pilier face à moi si bien que je ne vois que partiellement le chiffre 1 apposé sur la porte de la première cabine. Derrière moi, légèrement sur la gauche, ce renfoncement vitré où je devine la présence de deux personnes qui attendent. A aucun moment, je me retournerais pour les voir. Voilà déjà un temps certain que je ne regarde plus derrière moi, même dans cette circonstance anodine. Non, je ne regarde plus derrière moi, désormais, c’est toujours devant moi. A gauche, les WC, et un espace où je ne vois qu’une alcôve où se repose une femme recroquevillée sur sa couche. Derrière moi, sur ma droite, une porte donne sur une petite salle où est préparé le matériel d’injection et où est stocké tout le nécessaire aux différents protocoles d’injection. Enfin, devant moi, ce couloir avec, au-delà du distributeur d’eau, quelques chaises où ont pris place à cet instant deux femmes. Ce couloir distribue également sur la droite, les pièces des manipulateurs. A gauche, c’est celle du radiologue. Au fond, à gauche, c’est l’issue avec, cependant, juste dans le prolongement de ce couloir, une cabine avec le numéro 1 sur sa porte. Un voyant rouge restera allumé en permanence au-dessus de celle-ci. Derrière le pilier, se trouve un homme assis sur une chaise roulante. Et pour finir, sur ma droite, près de la porte de la salle d’injection, cet extincteur rouge. Il porte le numéro 93.
Je me suis enfermé dans mon espace. Seul va m’importer le moment où le radiologue va m’appeler. Je détaille les inscriptions de l’extincteur rouge. C’est un extincteur à eau pulvérisée. Son fonctionnement est indiqué par des pictogrammes. Une étiquette située sur sa base indique les différentes vérifications dont il a fait l’objet, certifiées par une signature et une date. Son numéro 93 me fascine, je ne sais pas pourquoi. Sa couleur rouge attire irrésistiblement mon regard. J’arrive à me soustraire à cette fascination. J’observe l’homme assis sur sa chaise roulante. Il est ailleurs, sa tête dodeline en permanence. Son âge est indéfini, peut-être 50 ans voire 60ans, peut-être plus. Il est extrêmement maigre. Son pantalon gris en coton flotte sur ses cuisses. Il porte des chaussures de toile grises, des chaussettes grises également mais plus claires, un pull marron. Son visage légèrement émacié est orné d’une moustache, cette moustache qu’avaient les hommes dans les années 60-70, comme celle qu’ a mon parrain. Son regard est perdu. Je reviens sur mon extincteur, sa vue m’apaise. Sur la gauche, près de la fontaine à eau, une femme. Coiffure rousse frisée, elle porte une étonnante doudoune verte. Elle a le visage coloré. Ses yeux sont soulignés de bleu. Elle a une sorte de sourire figé mais son regard est désespéré. Son attitude suscite la compassion. Mais que ce soit ici, ou ailleurs, dans les autres salles d’attente de Jean Bernard ou de Victor Hugo, je me refuse à entrer en contact avec qui que ce soit, même du regard. C’est ma manière à moi pour me préserver. Je reviens sur mon extincteur que je détaille à nouveau. J’ai aperçu le radiologue qui est sorti dans le couloir pour appeler une personne qui se trouvait derrière moi. La femme qui était allongée dans l’alcôve s’est levée et remplit un gobelet d’eau à la fontaine. Elle s’impatiente à haute voix. Son attitude me déplait. Le radiologue est sorti à nouveau mais il va chercher une personne dans l’autre salle d’attente à l’entrée. Dans le couloir, des infirmiers vaquent à leurs occupations. Ils entrent et sortent des différentes salles, totalement étrangers aux personnes assises, comme dans deux mondes parallèles. Une femme vient de s’assoir à côté de la dame rousse. Elle est chaudement habillée, engoncée dans un gros manteau. Je l’ai vu tout à l’heure dans le petit salon. Elle me sourit, cherchant un soutien à son angoisse qui l’étreint. J’esquisse un semblant de sourire et retourne à mon extincteur. La porte du radiologue s’ouvre à nouveau, une personne en sort mais le patricien demeure dans son bureau. Un infirmier appelle la dame au manteau. Il lui donne les consignes pour passer l’examen : « Vous enlevez votre pantalon, vous pouvez rester en soutien-gorge ! ». Moi, tout à l’heure, j’ai eu droit à « Vous vous mettez en slip, vous pouvez garder votre t-shirt . Auparavant, vous irez uriner ! ». Il y a des mots qui tuent. Un autre infirmier appelle désespérément une madame X, elle n’est pas là. La dame impatiente va toquer à la porte ouverte du radiologue, elle échange avec lui quelques mots et revient. Je vois ce manège d’un mauvais œil. Je pense à Mireille qui doit se faire un sang d’encre. Pour la première fois, elle ne sera pas à mes côtés pour les résultats. Une dame encombrée de sacs arrive ; elle paraît jeune, un peu à l’arrache. C’est la fameuse madame X. L’infirmier lui montre la cabine n°1 du fond où elle doit se rendre. Auparavant, il lui demande d’aller uriner dans les WC. Pas de chance, ils sont occupés par la dame impatiente ! Je me raccroche à mon extincteur.
Des personnes défilent dans le cabinet du radiologue ; je ne suis toujours pas appelé. J’ai fait le vide dans ma tête. Ne rien penser, ne pas être. Une femme arrive, d’un pas très digne. Elle porte un turban sur la tête. Pas besoin d’en dire plus. C’est une habituée des lieux. Cela va faire bientôt une heure que je me morfonds sur ma chaise. La dame impatiente puis la dame rousse sont appelées. Pour moi, cela ne devrait plus tarder. je ne regarde même plus l’extincteur, juste le pilier blanc devant moi. La grosse dame a terminé son examen et est revenue sur sa chaise. Etrangement, le monsieur sur la chaise roulante est toujours là, à dodeliner de la tête. Il doit bien être 12 h10. Je ne sais même plus si je regarde quelque chose. C’est la voix du radiologue me nommant qui m’arrache à mon néant et me propulse d’un pas vif dans sa direction….
Poignée de main chaleureuse puis je m’assois dans son bureau… Enfin, il étale devant moi les radiographies que je scrute avec avidité…. Les taches noires n’ont pas évolué !
Je retourne dans le couloir où l’infirmier va me reconduire dans le petit salon de Victor Hugo, auprès de Mireille. J’y prendrai mon déjeuner, rasséréné. Je ne quitterai les lieux que vers 16 h après les prises de sang, l'entretien avec la responsable du protocole et la visite chez l’oncologue.
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13 commentaires
Commentaire de Le Lutin d'Ecouves posté le 05-03-2016 à 14:55:11
Intéressant le Mustang vu de l'intérieur.
Je lis ton texte avec, à gauche,un kivaoù bien rempli pour le mois qui vient... et ça me réjouit.
Commentaire de 2ni_57 posté le 05-03-2016 à 21:08:35
Toujours aussi poignantes, tes tranches de vie...
Merci de partager avec nous, cette "drôle" d'intimité, ce quotidien méconnu pour nombre d'entre nous... et, donc, aujourd'hui, cette petite heure de solitude dans cette foutue salle d'attente, dite "de l'extincteur 93"...
Et content pour toi, au final, de cette "bonne nouvelle" !
Profites-en bien... Et vu ton "Kivaoù" ainsi rempli, comme dit Le Lutin... ça promet !
Et ça, sincèrement... c'est chouette de le lire aussi !
A bientôt...
Commentaire de robin posté le 05-03-2016 à 22:12:47
une sacrée dose d'émotions...
Commentaire de philtraverses posté le 06-03-2016 à 08:46:17
Je saisis une phrase dans ton récit " c'est ma manière à moi de me préserver" . La précision quasi chirurgicale de la description de ton attente avant les résultats de tes examens, l'attention portée à un objet insignifiant à priori, un extincteur, sorte d'objet transitionnel, interface rassurante et indifférente entre toi et ce qui peut arriver.
Ton intelligence, la distance que cet objet met entre toi et le monde extérieur, te protège de ce qui peut arriver. Rien ne peut plus arriver. Et de fait les résultats sont encourageants. Tant mieux.
Commentaire de TomTrailRunner posté le 07-03-2016 à 13:36:29
"Voilà déjà un temps certain que je ne regarde plus derrière moi, même dans cette circonstance anodine.".....belle leçon et philosophie de vie
Met i
Commentaire de L'Dingo posté le 08-03-2016 à 07:39:40
Ici c'est une grande salle d'attente où des dizaines de sourires bienveillants sont là pour te soutenir.
Cours Mustang
Commentaire de Arclusaz posté le 08-03-2016 à 10:51:25
et si la prochaine fois, tu allé coller un autocollant kikourou (rouge bien sûr) sur ton copain l'extincteur ? ça ferait un adhérent de plus (97 à ce jour, dommage, il a loupé le 93).....
Commentaire de philkikou posté le 08-03-2016 à 12:43:15
pas la tranche de vie la plus drôle,...émouvant, difficile de trouver les mots...
Quand le temps suspend son vol à un extincteur... pas un extincteur de vie ni d'espoir... merci pour ce partage et pour ce combat, courage
Commentaire de jano posté le 09-03-2016 à 08:29:08
salut,
joli et émouvant blog.
regarder devant, ça doit être ça la solution...bon courage
Commentaire de Jean-Phi posté le 10-03-2016 à 09:12:07
Saisissant... Merci Philippe
Commentaire de Mustang posté le 11-03-2016 à 21:33:56
Merci pour vos messages ici et en MP. Très touché. Globalement, je vais bien, mon kivaoù en témoigne :) comme le fait remarquer justement le Lutin!
Mais il est vrai que les nombreuses heures passées dans les salles d'attente me pèsent, avec ou sans extincteur à contempler (°°) !
Commentaire de blob posté le 16-03-2016 à 19:01:34
Alors, c'est pendant l'attente ou après que t'es venue l'envie d'une terrine de lapin ?
Commentaire de francois 91410 posté le 22-03-2016 à 22:00:18
Je ne sais pas si je saurais faire la même chose que toi mon Phil' si je vivais la même chose...
Donc pour l'instant : je t'admire et continue de me dire que tu es et resteras un exemple pour moi.
Le plus con dans l'histoire, c'est que je penserai inmanquablement à toi désormais quand je croiserai un extincteur rouge, qu'il porte le n°93 ou pas, et p***** c'est pas ce qui manque les extincteurs rouges !!!
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